Un stage de sensibilisation à la sécurité routière, c'est un peu comme le service militaire d'antan. Un vrai brassage social. Réunis dans une même salle, des chefs d'entreprise, un caissier de supermarché, un chauffeur de taxi, des représentants de commerce, un expert en art oriental, un patron de bistrot, une archéologue. Et l'auteur de ces lignes, correspondant de Libération. Dix-neuf conducteurs au total, venus suivre deux jours de stage pour regagner quatre points de permis. Pas des caricatures de chauffards, de fous de vitesse, qui se croient seuls au monde dès lors qu'ils ont un volant entre les mains. A une ou deux exceptions près, des conducteurs ordinaires, aussi marris les uns que les autres de se retrouver là. Quelques-uns ont perdu leurs points en deux ou trois grosses infractions (1), mais la majorité a lâché un point par-ci, deux par-là. Une infirmière distraite se fait régulièrement flasher en rentrant chez elle par le même radar fixe. Un représentant de commerce oublie sur l'autoroute d'ajuster son régulateur de vitesse lorsque celle-ci passe de 130 à 110. Le journaliste téléphone même en roulant...
L'an dernier, plus de 40 000 conducteurs ont suivi en France un de ces stages de sensibilisation, nés avec le permis à point, en 1992. Ceux-ci connaissent un succès croissant, accompagnant la montée de la répression routière. Jusqu'à ces dernières années, on trouvait dans les stages beaucoup de représentants de commerce, de routiers qui faisaient plus de 50 000 kilomètres par an (la moyenne nationale se situe aux alentours de 15 000). Aujourd'hui, on croise de plus en plus de conducteurs flashés par les radars urbains pour de petits dépassements de vitesse, ou parce qu'ils téléphonaient en roulant.
Virtuellement à moins quatre points
Pour cette session organisée à l'Automobile club de Lyon, certains des dix-neuf, prudents, ont pris rendez-vous dès que leur capital est descendu à cinq points. D'autres ont attendu de frôler le zéro. Quant à ce commercial qui travaille dans la grande distribution et roule toujours sous pression, il pointe virtuellement à moins quatre points. Il vient de se faire flasher deux fois, à des vitesses déraisonnables. Il va donc perdre huit points, alors qu'il lui en reste quatre. Théoriquement, le permis est perdu, le stage inutile. Mais le jeune homme explique tranquillement qu'il vient pour regagner quatre points, et cherche un (bon) conducteur complaisant, dont il donnera l'identité pour le second radar, contre rétribution. Les instructeurs font mine de ne pas comprendre.
Ils sont deux à animer le stage. Un spécialiste de la sécurité routière, Frédéric, et une psychologue, Maïté. Face à eux, un public très masculin (dix-sept hommes sur dix-neuf participants) et plutôt misogyne. Les hommes restent 85 % en France à suivre ce type de stage, mais la parité est en route: entre 2002 et 2003, la part des conductrices a progressé de 50 %. «C'est l'effet radars automatiques, estime Frédéric Barthelat, l'instructeur. La machine ne fait pas de différence.» C'est aussi une confirmation que la part des «petits rouleurs» progresse, que la répression se concentre moins sur les gros excès. En 2004, en France, selon le ministère des Transports, on a retiré deux fois plus de points qu'en 1998 : 5,9 millions contre 2,7.
Franck, pour sa part, n'en récupérera aucun. Il est là dans le cadre d'une peine complémentaire (imposée par la justice en sus d'une sanction pénale). Il conduit peu, n'aime pas la vitesse, laisse en général le volant à sa femme. Mais un soir, il s'est retrouvé au milieu d'un sens interdit, avec trop d'alcool dans le sang, une voiture de police en face. On lui a infligé onze mois de suspension et l'obligation de suivre ce stage.
La session s'ouvre par un tour de table. Chacun se présente, raconte les infractions qu'il commet le plus fréquemment, indique ce qu'il trouve dangereux sur la route. Un moment affligeant pour tous. Comment avez-vous perdu vos points ? La faute à la malchance, au vice des policiers, aux radars mal placés, aux gendarmes obtus, aux panneaux cachés. Et le danger, selon vous, sur la route ? Les vieux, les jeunes, les voiturettes. Ceux qui roulent trop lentement, qui restent sur la file de gauche. Un jeune homme résume : «Le plus dangereux, c'est quand tu tombes sur des policiers.» Il va falloir accepter de se regarder dans le miroir dérangeant de ces dix-huit compagnons de déni.
«Ma femme, c'est une vraie mouche»
Les instructeurs écoutent, ne froncent pas un sourcil. Ils opinent au contraire, rassurent, glissent même qu'il leur arrive aussi, de temps en temps, d'être «infractionnistes», par distraction. On attendait un exposé autoritaire ? Deux jours de morale autour du code de la route ? Rien de cela. Les instructeurs se font complices, installent un climat détendu, sur le dos des forces de l'ordre. Ils conviennent que certains policiers sont des chatouilleux de la contravention. Que le conducteur est pris pour une «vache à lait». Du coup, les stagiaires se trouvent déstabilisés, encouragés, et la plupart se relâchent. Ils daubent sur la maréchaussée. «Le message ne passerait pas si on culpabilisait les gens, explique Maïté Catanese, la psychologue. Il faut au contraire les mettre à l'aise, les rassurer, faire tomber leurs défenses. On commence donc par dédramatiser la situation, pour les amener ensuite à remettre en cause eux-mêmes leur comportement.» La première journée mêle discussions, statistiques et exercices pratiques, dans une démarche très pavlovienne. Les stagiaires enregistrent des images, des chiffres clés («80 mètres pour s'arrêter à 90 km/h»), qui devront resurgir automatiquement devant un feu orange ou un stop en rase campagne. Le stage rappelle sans cesse que les risques liés à une infraction sont toujours plus élevés que les gains.
Les exercices sont ludiques. Le premier illustre le phénomène d'angle mort. On dessine une croix et un rond sur une feuille de papier que l'on approche d'un oeil, tout en gardant le second fermé. Le rond disparaît soudain, puis revient. «Même avec la voiture la plus fiable, certains phénomènes physiologiques font que le conducteur reste faillible», glisse Frédéric Barthelat. D'après lui, les femmes voient mieux que les hommes sur les côtés. Il livre son explication : «Cela remonte à la préhistoire. Quand l'homme partait à la chasse, la femme gardait la caverne, ce qui lui a donné une meilleure vision périphérique.» Une stagiaire, archéologue dans la vie, plutôt rétive depuis le début, étouffe un rire nerveux. Elle contemple, navrée, des hommes qui hochent la tête, intéressés. L'un d'eux ajoute, sans rire : «Ma femme, c'est une vraie mouche. Elle voit à 180 degrés.» Un moment de solitude passe dans les yeux de l'archéologue.
Les exercices sont courts, variés, pour garder en éveil l'assemblée. L'un d'eux mesure les réflexes d'un individu soumis à plusieurs stimuli simultanés. Il s'agit d'attraper au vol une règle graduée, tout en comptant à l'envers, et en écoutant Maïté. C'est elle qui tient la règle, qu'elle laisse soudain tomber. Il faut la saisir au passage entre le pouce et l'index. La graduation donne le temps de réaction. Les deux femmes réalisent des bons scores. L'instructeur mâle conclut derechef que leur aptitude est liée à l'habitude d'effectuer plusieurs tâches en même temps, à la maison.
Evitez le gras
La journée avance et il devient difficile de rester concentré. L'ambiance est potache et la situation régressive. De pénibles souvenirs d'écolier remontent. On essaie de se concentrer, sur la vitesse cette fois, pour évaluer le temps gagné de Lyon à Paris, à 20 km/h en moyenne au-dessus de la vitesse autorisée. Le faible gain (moins d'une demi-heure) sera en partie dépensé par le temps pris pour remettre de l'essence. Avec, au passage, le risque d'une amende, et d'une perte de un ou deux points.
Pour l'alcool, on apprend à évaluer tout seul son taux d'alcoolémie à la sortie de l'apéro. Avec deux pastis, doit-on retenir, une femme plutôt maigre de 1,50 mètre dépasse largement la limite du 0,5 gramme par litre de sang. Un musclé de 1,85 mètre pourra en siffler un troisième sans atteindre la limite. L'instructeur donne quelques conseils: il faut manger des féculents, des sucres lents, pour abaisser de 10 à 30 % le taux d'alcoolémie. Mais éviter le gras, qui ralentit l'élimination de l'alcool.
Au deuxième jour, fini les exercices, la troupe se sépare en petits groupes afin d'analyser un accident. Un jeune homme s'est tué sur la moto empruntée à son père. Il n'avait pas le permis, roulait à 150 sur une route nationale, a doublé une auto qui tournait à gauche. Qui est responsable ? Le conducteur de la voiture. Les instructeurs distribuent des fiches contenant le croquis précis de l'accident et toutes les informations recueillies par les gendarmes le jour du drame puis lors de l'enquête. On se retrouve ainsi dans la peau d'experts chargés de reconstituer le scénario, de dire qui était responsable, de repérer tous les facteurs de l'accident, chez les deux conducteurs, sur leurs véhicules, mais aussi dans l'environnement. La fatigue du chauffeur de l'auto, un commerçant revenant d'une journée de travail. La grande ligne droite, avant le carrefour, qui habitue à la vitesse. L'absence d'autres usagers, donnant l'impression d'être seul au monde. Le manque de signalisation pour ce carrefour en rase campagne... La liste est longue. L'exercice veut montrer qu'un accident se prépare bien avant le choc, par une accumulation de microcauses.
Chaque groupe défile ensuite au tableau, pour proposer des solutions applicables aux conducteurs, aux engins, à l'environnement. Certains, hier dans le déni, développent aujourd'hui des discours moralistes, répressifs. La méthode fonctionnerait. Mais le stage deux fois huit longues heures s'achève bientôt. Avant de se sauver, il reste à remplir un questionnaire d'évaluation de la session. Ce stage modifiera-t-il votre comportement sur la route ? «Oui», répond un stagiaire. Pourquoi ? «Pour ne pas revenir.»